Revues

Frédérique Roussel, Libération

« Manaraga se présente comme le journal de Gueza, un cuisinier. Pas n’importe lequel. Le 13 mars, celui-ci prépare à ses clients des brochettes d’esturgeon, accommodées d’une façon bien particulière : elles sont grillées à L’Idiot de Dostoïevski. « Roman bon poids, 720 grammes, du massif, 509 pages, papier vélin, reliure pleine toile. A largement suffi pour huit brochettes. » Une édition originale, cela va de soi, à 8 700 livres sterling. Le narrateur est book’n’griller depuis neuf ans, un chef hors pair qui « lit bien », c’est-à-dire qui sait manier la combustion d’imprimés rares avec les aliments. Son dada : les auteurs classiques russes. Gueza prépare des mets délicats, pavé de lotte au Tchevengour d’Andreï Platonov, cou de poule farci à l’odessite avec l’édition de 1931 des Contes d’Odessa, croquettes de carottes avec feuillets manuscrits signés Tolstoï… Ses clients se trouvent dans le monde entier, et il passe son temps dans les avions avec sa mallette d’ustensiles, du Japon à la Transylvanie via Berlin.

Vladimir Sorokine, romancier postmoderne né en 1955, connu pour ses textes provocateurs et libres (traduits entre autres chez L’Olivier, Verdier et Actes Sud), imagine ainsi les fourneaux de la deuxième moitié du XXIe siècle. Une seconde révolution islamique est passée par là, puis une guerre dont l’Europe est sortie exsangue. Mais ce n’est guère l’objet du dernier titre dystopique de l’écrivain russe. Le contexte ne sert qu’à dresser le tableau d’un monde hagard, partagé entre une super élite qui peut se permettre de commander un maestro qui enflamme des éditions originales, et une population issue de migrations massives, dont Gueza, le narrateur. Dans ce monde-là, on n’imprime plus de livres. Des puces ultra intelligentes greffées sous la peau fournissent du texte à la commande (la littérature contemporaine vit dans le seul espace des hologrammes, elle n’a pas besoin de papier. Mais elle n’est guère lue…), toutes les informations nécessaires de connaissance et de localisation, et préviennent même du danger.

Un premier steak grillé à Londres sur la flamme de l’édition originale de Finnegans Wake volée au British Museum, et une mode était née. Un raffinement cher et clandestin, alimenté par les pillages de musées et de bibliothèques. « C’est ainsi que le livre fut inscrit sur la Liste rouge des espèces menacées. » Ce qui n’a fait que décupler la valeur du book’n’grill et arranger les affaires de la confrérie de la Cuisine, sorte de société secrète mondiale des meilleurs book’n’grillers. Mais dans ce monde hors-la-loi et impitoyable, qui a prospéré sur le trafic et les intermédiaires, apparaissent des centaines d’exemplaires identiques de l’édition originale en anglais d’Ada de Nabokov, fabriqués par une imprimerie moléculaire… La balade gastronomique du globe-trotter Gueza tourne alors au thriller, en direction du fameux mont Manaraga dans l’Oural.

Texte étonnant, métaphorique et burlesque, Manaraga parle de la fin du papier, peut-être aussi de celle des mythes, et d’une culture qui ne dépend que de puces électroniques. Virtuose du style, Sorokine joue sur les formes, le récit, le dialogue théâtral, la fiction dans la fiction… Ainsi de ce court texte enchâssé dans la narration de Gueza dans lequel un Tolstoï géant brise les glaces au printemps devant une population de villageois adorateurs, un Tolstoï soudain vengeur, dans lequel on peut reconnaître la Russie. « J’ai moi aussi mon propre système optique : mes deux éclairages sont la Russie d’avant la révolution et la Russie post-industrielle de l’avenir. C’est à l’endroit où leurs rayons se croisent que je vois apparaître l’hologramme de la Russie d’aujourd’hui. Celle-ci a besoin des écrivains pour donner forme au grotesque russe de notre époque », expliquait ainsi Vladimir Sorokine dans une interview à la Vie (20 mai 2010). Cynique et absurde, Manaraga fait exactement ça : mêler la crème littéraire du XIXe siècle avec l’attirail futuriste du XXIe, celui-ci remplaçant les cerveaux. »

Elena Balzamo, Le Monde

« Nastia est une nounou. Née à la fin du XIXe siècle, cette paysanne quasi illettrée s’est toujours occupée des enfants des autres. Depuis l’âge de 9 ans et jusqu’à sa mort, elle s’est dévouée à eux. D’abord dans son village natal, puis en ville, où elle a changé plusieurs fois de maîtres, avant d’échouer dans une famille qui sera la « sienne » durant des décennies. Un des enfants qu’elle a fait grandir, Andreï Alexandrov (né en 1957), entreprend de dresser son portrait, d’après ses propres souvenirs et les histoires entendues quand il était petit. Malgré sa simplicité, l’existence de cette femme ne se réduit pas à l’anecdotique : un destin individuel, certes, mais aussi une époque, un air du temps s’y reflètent comme dans une goutte d’eau. Éphémère et fragile. Un texte aussi délicat que les pastels ‒ de l’auteur ‒ qui l’illustrent. »

Delphine Peras, L'Express

« Les « cuirs », toutefois, désignent bien souvent, en réalité, les hommes de la Vétchéka, « Commission panrusse extraordinaire pour combattre la contre-révolution et le sabotage » (abrégée en Tchéka, « Commission extraordinaire »), créée par Félix Dzerjinski, dès le mois de décembre 1917, à la demande de Lénine. Les tchékistes, comme on nomme ceux qui œuvrent pour la « Commission », sont, le plus souvent entièrement vêtus de cuir. Pratiques, ces vêtements ont aussi un effet psychologique sur les masses et sur les contre-révolutionnaires : quand ces hommes, portant ce qui évoque un uniforme pesant, raide et sombre, débarquent dans un immeuble pour effectuer une perquisition ou appréhendent quelqu’un dans la rue, la terreur saisit tout le monde alentour. »

À feu vif

Elena Balzamo, Le Monde des Livres

Après une guerre planétaire dévastatrice qui a modifié la carte du monde, une société émerge, à la fois violente et raffinée, affranchie de toute morale et avide de jouissance. L’homme nouveau, « augmenté », aidé et manipulé par des « puces intelligentes » raffole des transgressions. Une nouvelle cuisine est née, basée sur l’utilisation, en guise de combustible, de livres rares qu’on brûle devant des convives émoustillés. Elle a ses propres cordons-bleus, et c’est l’un d’eux qui prend la parole et raconte sa vie. La dystopie glaçante de Vladimir Sorokine (né en 1955), pilier du postmodernisme russe, fait penser à celle de Houellebecq, à cela près que, chez le Russe, la « bouffe » remplace le sexe. L’auteur est connu pour son imagination débridée, qui ne sert pas toujours son propos. Il n’empêche : cette parabole de la culture partie en fumée fait réellement frémir.